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Hors du kata : n’importe quoi ?

Quelle est le but de l’entraînement dans un art martial traditionnel comme l’aïkido ? Quel aboutissement vise-t-on à travers ces formes techniques épurées, à la martialité en partie masquée, qui s’imbriquent les unes dans les autres ? Ce qu’on appelle parfois takemusu aïkido : peu de principes, des possibilités infinies. Pour parler concrètement : on vise la spontanéité, l’adaptabilité, l’improvisation, l’unité, au-delà du kata. Idéaliste ?

Pourtant, certaines méthodes d’entraînement nous y initient. Spécialement jyu waza (technique souple), un exercice qui doit permettre de s’entraîner dans un cadre de plus en plus « ouvert » : même attaque et technique libre, plusieurs attaques et technique libre, attaque libre et technique libre, plusieurs attaquants… Les possibilités sont nombreuses. Cela permet de « jouer », de se tester, et les élèves apprécient en général beaucoup après tant d’heures passées dans la mine de la répétition. Hélas, jyu waza est peu proposé dans les dojos, ou très timidement.

Pourquoi si peu d’engouement pour un exercice qui devrait être, non pas une friandise pour distraire les pratiquants de l’austérité de l’entraînement, mais le cœur de tout enseignement sérieux ? L’argument le plus souvent entendu : les élèves n’ont pas le niveau, si on les lâche ils vont faire n’importe quoi. Curieuse position qui justifie l’absence d’un exercice par l’absence des qualités que seul cet exercice pourrait permettre de développer. À moins que les enseignants craignent d’exposer leurs propres limites… On redoute aussi les blessures. Là encore, au professeur d’être carré, de connaître ses élèves, de définir clairement l’exercice, d’intervenir éventuellement, de recadrer. C’est notre boulot.

Et pourtant, c’est vrai : les pratiquants font vite n’importe quoi lors de jyu waza. C’est justement ce qui rend l’exercice, bien proposé et bien encadré, très intéressant ! Le kata, chacun le sait, peut vite devenir une routine une fois les bases acquises, même si on peut infiniment raffiner. Mais, en gros, on se sent à l’aise. On pourrait même se rengorger et se croire mentalement et émotionnellement « sage » (or n’est-ce pas, aussi, l’un des objectifs du budo ?).

Jyu waza nous sort de ce faux confort. On ne peut pas se cacher. Débutants ou plus avancés, les qualités et les défauts du pratiquant ressortent. Les travers du caractère, les lacunes techniques, le manque de relâchement. Et, oui, au bout de quelques minutes, le chaos s’installe parfois. Un n’importe quoi qui est avant tout une leçon de lucidité, de modestie et d’honnêteté par rapport à nos acquis réels ou illusoires. Les tensions reviennent, le mental s’effrite, les émotions prennent le dessus.

Alors, il ne faut pas en rester là, bien sûr. Demander aux élèves de ralentir, mettre le doigt sur ce qui leur arrive et dont ils ne sont pas forcément conscients, rediriger leur attention, tout cela permet d’approfondir l’exercice, d’en tirer profit et, peu à peu, de s’améliorer. On est là au cœur de l’art martial : la connaissance des limites, la remise en question, la lucidité, le jugement droit. Dans des budo non compétitifs, ces moments de dépassement, où on est au pied du mur, sont d’autant plus nécessaires. À cette aune, que la technique se dégrade n’est pas important ; il faut au contraire qu’elle se dégrade, qu’on le sente, et qu’on se demande pourquoi ; il y aura bien d’autres moments pour la polir. Ce qui compte, c’est de savoir ce dont on est capable. De réaliser que l’essentiel se joue « sous » la technique, en nous. Et, parfois, d’être surpris, en bien ou en mal.

Ainsi de ce cours récent lors duquel un élève, pris dans le tourbillon du jyu waza, a mal interprété certaines attitudes de ses partenaires, s’est frustré, mis en colère jusqu’à devoir sortir de l’exercice. Un débriefing a permis de comprendre qu’il s’agissait de ses propres restrictions émotionnelles, d’une propension à l’agressivité qui avait trouvé là à s’exprimer, à interpréter, à s’aveugler. Il n’est pas le premier à vivre cela, il ne sera, je l’espère, pas le dernier. Car bien décortiqués, dépassionnés, ce genre de moments valent de l’or : ce sont des leçons d’aïkido, des leçons d’art martial, c’est-à-dire, finalement, des leçons de vie, qui nous aident à nous connaître. Soyons également légers : on y rit aussi beaucoup ! Notre pratique ne peut qu’en être plus riche et plus solide. Et faire quelques pas de plus vers l’aïkido du fondateur.